Faire l’Amour à une Déesse : Rêve et Désillusion

Diane conduisait avec son aisance habituelle, la voiture semblant prolonger son être. La voir conduire était un vrai délice. Elle négociait une courbe dangereuse quand, soudain, l’envie de l’embrasser m’a saisi. Comme si elle avait lu mes pensées, elle a tourné la tête vers moi. À cet instant, un énorme camion, klaxons hurlants, a dévalé la pente droit sur nous…

Je me suis réveillé en sueur, mes mains agrippant un volant imaginaire, tentant – pour la énième fois dans mes rêves – d’éviter l’inévitable. Réveillé, submergé par la même terreur qu’après chaque cauchemar, je me suis dirigé vers la salle de bain. Dans l’armoire à pharmacie, j’ai cherché le soulagement. Le médecin m’avait assuré qu’une pilule chaque soir suffirait, que les cauchemars cesseraient, que je sombrerais dans un sommeil profond. Mais avant de m’endormir, une pensée revenait : si je n’avais pas voulu l’embrasser, aurait-elle évité l’accident ? Après ça, le sommeil ne venait pas, même avec deux ou trois pilules. Le vieux médecin, horrifié en apprenant mes excès, m’a conseillé d’essayer autre chose – du sport pour m’épuiser, peut-être – et, à terme, de remplacer Diane dans mon cœur. Facile à dire pour lui, qui n’aimait pas Diane et n’avait peut-être jamais aimé. Il n’était pas comme moi. Cela peut sembler absurde de dire qu’on n’a qu’un seul amour, mais je n’ai aimé qu’une fois, et je ne pourrai jamais la remplacer.

J’ai pris une autre pilule et repensé à Diane avant de plonger dans le brouillard épais d’un sommeil brutal. Parfois, elle était si vivante dans ma mémoire que j’avais l’impression de pouvoir la toucher ou l’appeler et qu’elle répondrait. Puis j’ouvrais les yeux et réalisais que tout n’était qu’illusion. Elle ne vivait qu’en moi et à travers moi…

Deux ans après l’accident, j’étais le seul à me souvenir d’elle. Nos rares amis communs n’en parlaient jamais, et il me semblait étrange de la mentionner en leur présence. Les morts avec les morts, les vivants avec les vivants… Comme si elle n’avait jamais existé. C’était si injuste qu’un être aussi magnifique disparaisse ainsi dans le néant. Quand je pensais intensément à elle, les meubles semblaient craquer soudainement, et dans les sons du bois, je reconnaissais sa voix. C’était contre-nature qu’une fille si pleine de vie meure si jeune… Terriblement injuste… Parfois, je me reprochais qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’elle soit encore là. Même si j’avais dû mourir à sa place. Ce soir-là, à la soirée, moi qui ne bois jamais, j’ai ressenti le besoin de prendre un cognac avec un vieux collègue que je n’avais pas vu depuis des années.

« Fais attention », m’a-t-il dit après avoir rencontré Diane. « Tu sais ce qu’on dit : une belle femme apporte des ennuis à la maison… »

J’ai balayé son commentaire d’un geste agacé.

« J’ai déjà entendu ça », ai-je répondu, ennuyé. « Mais vois-tu, Diane et moi sommes vraiment amoureux. Ça, personne ne semble le comprendre. »

Il a voulu insister, mais je ne l’ai pas laissé faire. J’ai trinqué avec lui, avalé le cognac d’un trait et suis parti, furieux. À chaque soirée, il y avait toujours quelqu’un pour gâcher mon humeur, à cause de l’apparence de Diane. Elle était sublime, toujours au centre de l’attention, où que nous allions. On m’enviait et me plaignait à la fois, car, avec mon allure ordinaire, je ne semblais pas pouvoir l’attirer. C’est vrai, je paraissais terne à ses côtés, mais nous nous aimions vraiment. Et malgré les ragots, nous nous entendions à merveille. Partout où nous allions, elle était entourée d’hommes séduisants qui rivalisaient pour capter son attention. Il lui suffisait de croiser mon regard par-dessus leurs têtes et de me faire un signe discret pour que je n’aie aucune inquiétude. Elle était à moi ! Je le sentais, le reste importait peu. Bien sûr, certains amis disaient que son amour pour moi avait commencé quand j’avais hérité de ma tante du Canada, mais je lisais l’envie dans leurs yeux, je savais que c’était tout.

Penser à elle me tourmentait tant que, malgré la chimie des somnifères, je ne pouvais pas dormir. Je pensais à l’argent hérité, une somme colossale pour moi. Inutile désormais, je l’aurais donné entier pour ramener Diane, ne serait-ce qu’une seconde. Enfin, je me suis assoupi, et à travers les vagues brumeuses du sommeil, une idée m’est venue… quelque chose à propos des miracles de Lourdes…

Le lendemain, cette pensée de Lourdes m’a suivi partout. Je sentais que c’était important, lié à Diane et moi, mais je ne me souvenais de rien précisément. À l’heure du déjeuner, n’y tenant plus, je suis allé à la bibliothèque municipale et ai demandé tout ce qu’ils avaient sur Lourdes. Les livres ne m’ont rien appris de plus : c’était un lieu saint, comme tant d’autres, où des miracles se produisaient. Des malades incurables, certifiés par des médecins sérieux, buvaient l’eau de la source miraculeuse et rentraient guéris, stupéfiant les docteurs sceptiques qui les avaient traités sans succès. Le nombre de maladies et de patients était impressionnant : cancer, sida, lèpre, psoriasis, sclérose, et bien d’autres que la médecine moderne ne pouvait soigner, désormais déclarés guéris.

« Pourquoi Lourdes m’obsède-t-il ? Et quel rapport avec Diane ? Comme si la mort était une maladie qu’un lieu saint pouvait guérir… »

Vers le soir, je me suis souvenu. Un article de magazine où un médecin tentait d’expliquer les miracles de Lourdes, et le fait que, dans ces lieux entourés de croyants, se créait un espace psychique où des énergies mystérieuses rendaient tout miracle possible… Un endroit où la pensée et la foi œuvraient pour la guérison. Les malades s’immergeaient dans un océan de foi, n’ayant plus qu’à l’accepter, à s’en imprégner, et les transformations venaient naturellement.

Des lieux où la pensée se transformait en autre chose… C’est ainsi qu’il expliquait ces phénomènes inexpliqués. Dans ces espaces psychiques, pensées, croyances et idées pouvaient se matérialiser et interagir avec la matière. Avec l’irrévérence des scientifiques envers la divinité, il proposait une expérience fascinante : utiliser la foi de ces personnes pour produire un effet tangible, mesurable, contrôlable et reproductible, prouvant sans doute sa théorie.

J’aurais dû me sentir soulagé, mais je ne savais toujours pas pourquoi cet article, enfoui dans les vagues tourmentées de mon subconscient, était lié à Diane. À son retour vers moi ! Était-ce ce que je voulais ? Oui, bien sûr ! Mais n’était-ce pas un premier pas vers la folie ? Mon vieux médecin m’avait déjà envoyé chez un psychiatre quand je lui avais dit entendre parfois Diane me parler. Enfant, j’avais lu un livre dont j’ai oublié l’auteur et le titre, mais un passage m’est resté en mémoire :

« Les dieux sont éternels et immortels, avec une petite précision : seulement tant que nous croyons en eux ! »

Bien qu’il s’agît d’un simple essai, l’auteur supposait que les anciens dieux avaient vraiment existé, connu leur gloire, puis, avec l’apparition de nouveaux dieux et la perte de foi en eux, leurs pouvoirs et leur capacité à se manifester s’étaient évanouis. À mesure que les dieux disparaissaient de la vie publique, leurs fidèles diminuaient, et ils s’éteignaient un à un. Partant de la population de la Grèce antique et de son riche panthéon, l’auteur concluait qu’un dieu avait besoin d’au moins dix mille croyants, sans être très actif ni exiger de sacrifices, des croyants pensant à lui au moins une fois par jour.

Je me suis endormi avec cette idée… Des dizaines de milliers de croyants. Des dizaines de milliers de personnes pensant à une… déesse. En prononçant le mot « déesse », j’ai su que je pensais à elle. Je me suis levé, ignorant l’effet des somnifères, et me suis précipité vers le coffre-fort où reposaient mes relevés bancaires mensuels.

Combien d’argent avais-je ? Suffirait-il pour « acheter » – je ne trouve pas d’autre mot – assez de croyants pour créer une déesse ? Diane, bien sûr. En voyant la longue série de zéros sur les chèques, j’ai remercié ma tante, et un instant, une idée m’a traversé : et si je devais utiliser cet argent pour ramener ma tante, si une telle folie était possible ?

Mais, me souvenant de son caractère désagréable, j’ai décidé d’essayer avec Diane.

Un mois après cette soirée où l’idée m’est venue, tout semblait simple avec de l’argent. Créer une déesse, c’est comme faire un gâteau, et je ne peux m’empêcher de partager la recette, bien que coûteuse, je dois le préciser.

Voici comment faire : d’abord, achetez de l’espace sur un serveur web, assez pour héberger plusieurs pages. Avec l’aide de bons webmasters, insérez la photo de celle que vous voulez transformer en déesse. Expliquez en quelques mots simples qu’il s’agit d’une expérience scientifique et que les participants doivent être des bénévoles de bonne foi priant sincèrement cette déesse. Par cette expérience, nous voulons tester une hypothèse : la prière et la foi peuvent-elles créer un espace psychique capable de créer des dieux ? En d’autres termes, vérifier si, comme l’ont toujours affirmé les esprits brillants, les hommes créent les dieux. Pour cet effort, offrez une petite somme. J’ai proposé un euro par accès à la page pendant un intervalle de temps défini. Bien sûr, quelqu’un pourrait ouvrir la page et prendre l’argent sans prier. Mais, présenté comme une expérience scientifique, je doutais des mauvaises surprises, d’autant que je payais en temps réel : chaque heure, je transférais l’argent sur les comptes des visiteurs. Je peux vous dire précisément qu’il faut 9 830 croyants pour faire apparaître un dieu. La chiffre avancé par le chercheur grec antique s’est révélé d’une exactitude surprenante.

Les premières nuits, le nombre oscillait entre deux et trois mille « croyants » accédant à ma page ; puis, la nouvelle s’est répandue rapidement – ainsi que ma fiabilité et ma promptitude à payer –, et le nombre de visiteurs a grimpé jusqu’à 9 830.

« Tu m’attendais ? » a murmuré une voix douce derrière moi. En me retournant, elle était là, souriant plus que jamais… Diane.

« Diane ! » J’étais fou de joie ! Je voulais la rejoindre.

Elle a tempéré mon enthousiasme d’un geste. « Arrête, Georges ! Je suis une déesse maintenant ! Sais-tu ce que ça signifie ? »

J’ai secoué la tête, déconcerté. Tout était trop étrange. J’avais apparemment ressuscité Diane, mais pourquoi était-elle si froide ?

Elle m’a fixé longuement, puis a soupiré. « Georges, je te suis reconnaissante de m’avoir ramenée à la vie, surtout comme déesse… mais je dois te dire quelque chose. Je ne t’ai jamais aimé ! Je suis restée avec toi seulement pour ce que tu pouvais m’offrir. Maintenant, je suis une déesse, avec des pouvoirs de déesse… Je veux en profiter… Ne cherche pas à m’arrêter ! »

Elle s’est dirigée vers la porte, a hésité sur le seuil et s’est retournée :

« Et une chose encore : tu n’as jamais été le seul homme dans ma vie. »

Je voulais répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

Je ne sais si c’était le visage attirant de Diane ou mon argent, mais vers minuit, le nombre de ses croyants a atteint 14 000. J’étais sur le point de transférer l’argent quand Diane, accompagnée de deux hommes musclés, est apparue, riant, un peu éméchée.

Ils sont passés près de moi sans me voir, se dirigeant vers la chambre. Depuis la porte, Diane s’est retournée, comme si elle se souvenait soudain de ma présence :

« Je sais comment tu m’as créée ! Mais maintenant, je n’ai plus besoin de toi. J’ai de vrais pouvoirs, et même s’ils ne sont pas aussi spectaculaires que ceux de Zeus, je peux produire un petit éclair pour t’empêcher de toucher cet ordinateur… »

Elle a tendu la main vers l’écran, et un éclair a frappé mon vieux PC, qui s’est éteint dans une pluie d’étincelles.

« Diane, que fais-tu ? Laisse-moi expliquer… »

« N’ose pas ! » a-t-elle sifflé d’une voix qui m’a glacé. « Sinon, tu finiras en cendres comme cet écran ! » a-t-elle menacé avant de claquer la porte de la chambre.

Les bruits venant de la chambre indiquaient qu’elle s’amusait follement.

Je ne savais que faire. Chercher un autre ordinateur pour payer les visiteurs de la page, ou attendre ? Si une heure passait sans paiement, le nombre de visiteurs chuterait, et avec lui, celui des adorateurs de Diane. Mais si, comme elle le disait, elle avait assez de pouvoirs pour ne plus en dépendre ?

J’étais curieux de voir la suite, mais le nouveau comportement de Diane m’effrayait. Je n’ai pas eu à attendre longtemps… Au milieu des gémissements de plaisir, un cri terrible a retenti.

La porte de la chambre s’est ouverte violemment :

« Monstre ! Qu’as-tu fait ? »

« Rien… » ai-je répondu, terrifié par son regard. « Je n’ai rien fait ! » Et c’était la vérité.

« Tu mens ! Regarde-moi, salaud ! »

Derrière sa main tendue vers moi, je voyais son expression crispée. Elle était nue, mais je n’avais pas le temps d’admirer son corps, car elle perdait de sa substance à chaque instant… À côté d’elle, tenant leurs vêtements et évitant de la toucher, les deux hommes qui l’accompagnaient se sont éclipsés. Ils ont fui dehors sans se retourner.

Je voulais m’approcher, la toucher, mais elle n’était plus qu’une fine fumée…

Ma déesse a disparu dans le néant, et parfois, lors des longues nuits où j’attends que les somnifères fassent effet, je me demande si tout cela n’était qu’une extension de mes vieux cauchemars…