«Il n’y a encore pas si longtemps, j’étais une grosse chaudasse, une folle du cul. Je ne comprends pas comment j’ai pu en arriver là.» À 42 ans, Louise* est profondément insatisfaite de sa vie sexuelle. En couple depuis treize ans, elle vit pourtant un mariage heureux, que la naissance de ses deux enfants n’a fait que renforcer.
«Mais depuis l’arrivée de notre second fils il y a deux ans, on ne fait plus l’amour qu’une fois par mois, et encore. En plus, j’ai mal dans certaines positions profondes qu’on adorait plus jeunes, comme la levrette», se plaint la quadragénaire, qui attribue ses souffrances à l’épisiotomie de son dernier accouchement. «Même concernant la masturbation, je n’ai plus du tout les mêmes sensations. Avant, je pouvais me masturber cinq, voire six fois de suite, et j’atteignais des sommets. Aujourd’hui, quand j’essaie, je ne ressens presque plus rien, c’est comme si mon clitoris était engourdi. Il n’y a que quand je fais des rêves érotiques que j’éprouve réellement du plaisir», poursuit-elle.
Comme Louise, de plus en plus de Françaises ne sont pas satisfaites de leur vie sexuelle. Selon une nouvelle enquête européenne de l’IFOP pour The Poken Company[1], c’est même dans l’Hexagone que l’on compte le plus de femmes dans cette situation: 35%, soit nettement plus que dans des pays comme l’Allemagne (23%) ou le Royaume-Uni (27%). Et cet écart entre la France et ses principaux voisins tend plutôt à se creuser, si l’on en juge la forte hausse de l’insatisfaction sexuelle féminine dans notre pays: +4 points entre 2016 (31%) et 2021 (35%), contre une hausse moyenne de 1 point dans les autres États (28%).
«Je suis tout le temps épuisée»
«Je suspecte en plus fortement ce genre d’enquête de sous-évaluer l’insatisfaction des femmes hétérosexuelles en France, qui est incontestablement très forte sur le plan sexuel», estime le sociologue Jean-Claude Kaufmann, auteur de Pas envie ce soir (Les Liens qui libèrent, 2020), une enquête sur le consentement dans le couple. «Car j’ai travaillé sur beaucoup de sujets intimes, mais je n’ai jamais rencontré une question qui était aussi taboue et inavouable que la baisse du désir. Au sein des couples installés, il ne concerne que très peu les hommes [environ 10%, ndlr]», poursuit le chercheur.
Les femmes françaises sont les deuxièmes plus grosses consommatrices d’anxiolytiques
en Europe.
Pourquoi une telle situation? Les facteurs explicatifs sont d’ordre biologiques, psychologiques, culturels et sociologiques. Commençons par les causes physiques et mentales. Parce qu’elles sont très actives à la maison et au travail, les femmes françaises sont particulièrement fatiguées et stressées au quotidien, deux facteurs qui impactent directement la libido. Selon une enquête de l’Insee, les Françaises font moins de temps partiel que leurs voisines anglaises ou allemandes, occupent autant de postes à responsabilités et… prennent davantage en charge les enfants de leur foyer. Ainsi, 93% des Françaises déclarent s’occuper tous les jours de leur progéniture, contre 88% des Allemandes et 86% des Anglaises. Par ailleurs, les femmes françaises sont les deuxièmes plus grosses consommatrices d’anxiolytiques en Europe –une tendance aggravée par la crise sanitaire–, des médicaments qui, là encore, font nettement diminuer le désir sexuel.
Cadre dans la publicité, Louise coche ainsi toutes les cases: «Je travaille plus que mon mari, mais je fais 90% des tâches domestiques: garde des enfants, courses, ménage, vaisselle, pédiatre, linge… Je suis tout le temps épuisée», déplore-t-elle. Sa deuxième grossesse s’étant terminée par une énorme dépression post-partum, Louise a également passé un an sous antidépresseurs, et prend encore de temps en temps du lorazépam pour calmer ses angoisses le soir avant de s’endormir.
Culturellement parlant, une enquête a également démontré en 2019 que les Françaises sont plus critiques vis-à-vis de leur corps que les autres femmes européennes, «donc moins à l’aise avec le sexe et le lâcher prise pendant les rapports», déduit François Kraus, directeur de l’expertise «Genre, sexualités et santé sexuelle» à l’IFOP.
Des évolutions sociétales majeures
Deux facteurs sociologiques peuvent aussi expliquer l’insatisfaction sexuelle des Françaises. D’abord, l’impact du mouvement #MeToo et l’explosion de l’information sur la sexualité féminine dans les médias ou les réseaux sociaux ces quatre dernières années mettent plus de temps à se concrétiser dans la vie intime des couples vivant dans les pays latins, dont la France fait partie.
De ce fait, le décalage entre ce qu’elles voient dans leur sphère sociale et ce qu’elles vivent dans l’intimité frustre les femmes de l’Hexagone. «Contrairement aux pays du nord de l’Europe comme l’Allemagne, la Finlande, la Suède, le Danemark ou encore la Norvège, où il y a eu une réappropriation beaucoup plus précoce de la parole de la femme, de l’égalité interhumaine et d’un repositionnement de la relation femme/homme, le monde latin est imprégné depuis plusieurs générations d’une notion de moralité, qui fait que dans l’intimité, il reste encore les fondements d’une culpabilisation par rapport aux injonctions religieuses», explique le professeur de santé publique à l’université de Paris Thierry Troussier, également sexologue et titulaire de la chaire Unesco «Santé sexuelle et droits humains».
L’autre facteur sociologique qui génère de l’insatisfaction sexuelle chez les femmes françaises est aussi, paradoxalement, le boom de la masturbation féminine: en mars 2021, 56% des ressortissantes de l’Hexagone déclaraient s’être masturbées au moins une fois au cours des trois derniers mois, contre 41% en juin 2017.
«Comme la masturbation s’est démocratisée, les femmes de notre pays se rendent compte qu’elles ont de meilleures sensations toutes seules, et que la sexualité avec leur partenaire ne leur fait plus envie», explique la sexologue Camille Bataillon, qui travaille sur la plateforme de téléconsultation européenne Mia.co. En Allemagne et en Angleterre, où la pratique de la masturbation féminine est entrée massivement dans les mœurs depuis plus longtemps, la transition est, ces dernières années, plus douce pour les couples (+1 point en trois ans au Royaume-Uni et en Allemagne, où respectivement 79% et 83% des femmes pratiquent l’onanisme régulièrement) et la montée de l’insatisfaction des femmes moins brutale.
Face à ces évolutions sociétales majeures, beaucoup d’hommes sont, de leur côté, un peu perdus. «De plus en plus de Français, souvent jeunes, viennent me consulter pour savoir comment satisfaire leur femme. Beaucoup ne se sentent pas à la hauteur, et ont davantage de problèmes d’érection qu’avant», témoigne ainsi le Dr Gilbert Bou Jaoudé, médecin sexologue de la plateforme de téléconsultation européenne Charles.co et ancien président de la Société francophone de médecine sexuelle (SFMS). «Tout s’est complexifié, et les hommes aussi sont insatisfaits», confirme Pascal Anger, thérapeute de couple.
Que faire alors pour que toutes les Françaises (re)trouvent une vie sexuelle épanouie? D’abord, il faut comprendre à quoi renvoie l’insatisfaction féminine, pour pouvoir ensuite en parler à son partenaire (en s’aidant si besoin d’un thérapeute de couple ou d’un sexologue). «Les hommes pensent, à tort, que les femmes veulent avant tout qu’ils soient performants, avec des érections longues et dures, explique Gilbert Bou Jaoudé. Mais ce que la majorité des femmes attendent en réalité, c’est que leur partenaire les écoute, pour qu’il leur fasse l’amour comme elles en ont envie.»
«J’ai eu l’impression d’être juste un trou»
Après quatre longues années d’insatisfaction sexuelle passées sous silence avec son ancien compagnon, Milla, 33 ans, a ainsi retrouvé le chemin du plaisir notamment grâce à son nouveau petit ami qui l’écoute et à qui elle arrive à exprimer ses envies. «Mon ex me rejetait sans arrêt, en m’expliquant que je n’étais pas assez sexy, qu’il avait mal à la tête, etc. Du coup, je me suis imposée une charge sexuelle énorme: par exemple, dès qu’il avait envie d’un rapport, je me rendais disponible, quoi que je sois en train de faire. C’était aussi toujours à moi de faire les efforts pour lui donner envie, et tout était centré autour de son plaisir pendant l’acte. Cela ne me convenait pas du tout, mais je n’ai jamais réussi à lui dire, car je culpabilisais», raconte avec regrets cette ancienne vendeuse à la libido débordante.
25% des écoles déclarent n’avoir mené aucune action d’éducation sexuelle dans l’année écoulée.
Même son de cloche chez Sandrine, qui, à force de tomber sur des hommes égoïstes au lit, a décidé de quitter tous les sites de rencontre où elle s’était inscrite pour trouver l’amour. «Par exemple, lors d’un deuxième rendez-vous, le prince charmant que je pensais retrouver s’était transformé en animal. Quand j’ai cédé sous la pression pour qu’on couche ensemble tout de suite, j’ai eu l’impression d’être juste un trou, destiné à satisfaire son désir. Pendant l’acte, il n’a jamais voulu que je passe dessus, il grognait, me tirait les cheveux, me disait des trucs dégueulasses à l’oreille, me claquait les fesses, me mordait… J’ai eu beau lui dire que je n’étais pas un poney, il est resté dans son délire jusqu’au bout. Et des mecs comme ça, j’en ai rencontré beaucoup via les sites de rencontre, surtout sur Tinder», se désole l’infirmière parisienne de 30 ans.
Outre l’écoute et la communication, essayer d’agir sur les facteurs qui diminuent la libido est aussi une piste à suivre pour s’épanouir sexuellement. Ainsi, quand Louise se repose, tout va mieux. «Cet été, au bout de trois semaines de vacances, on a fait l’amour deux soirs de suite, j’étais stupéfaite», se rappelle la mère de famille. «Et le week-end dernier, on a confié les enfants à leurs grands-parents. J’ai alors eu le temps de faire une sieste, puis au réveil de choisir une bonne vidéo de gang bang sur YouPorn, de me masturber sur le canapé en la regardant et enfin d’aller exciter mon mari qui était posé dans la chambre. Quand on a couché ensemble, c’était beaucoup mieux que d’habitude, et je n’ai presque pas eu mal», témoigne la Nantaise.
Un manque d’éducation sexuelle
À une échelle plus sociétale, nombre de sexologues, de thérapeutes de couple et d’universitaires militent pour que la sexologie soit reconnue comme une spécialité médicale à part entière, afin de pouvoir faire rembourser les consultations par la Sécurité sociale et les mutuelles. Un vrai travail autour de l’éducation sexuelle des jeunes Français est aussi certainement à faire. 25% des écoles déclarent ainsi n’avoir mené aucune action d’éducation sexuelle dans l’année écoulée, d’après un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Et seules 10% des classes de lycéens ont vraiment bénéficié des trois séances annuelles obligatoires.
«Les adolescents ont globalement tendance à rejeter l’éducation sexuelle qu’ils reçoivent à l’école: ils s’informent plutôt sur Instagram ou YouTube. Et les jeunes hommes accèdent encore principalement aux données sur la sexualité féminine via leur copine», constate Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie et coauteur de l’ouvrage Les Jeunes, la sexualité et internet (Les Pérégrines, 2020). «70% de mes followers sont des femmes», confirme Jüne Plã, fondatrice du compte Instagram Jouissance.club, qui va bientôt atteindre le million d’abonnés. «Car il y a un tel manque d’éducation sexuelle autour du clitoris que pour se réapproprier leur corps, les femmes françaises se renseignent énormément là-dessus», conclut l’autrice, publiée récemment aux éditions Marabout.
*Le prénom a été changé.
1 — Réalisée par questionnaire auto-administré du 1 au 5 mars 2021 auprès d’un échantillon national de 5.026 femmes, représentatif de la population féminine âgée de 18 ans et plus.
Source : Slate
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